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Peace, Love, Death Metal

Note : Certains faits relatés dans cet article peuvent être choquants. 

T’as raison Jean-Pierre, on va l’écrire cette chronique. Même si les mots nous déchirent, même si les larmes nous prennent, on va l’écrire. A chaque phrase, on marquera un point. Vendredi soir, on était tous les deux présents au concert d’Eagles of Death Metal. On n’avait pas prévu de se voir, mais je savais que tu serais là, comme à chaque concert où je traine depuis une quinzaine d’années, et toi, au moins le double. Je suis venu avec ma femme, elle te connait bien mieux que moi, et elle aussi écrit depuis plusieurs années pour Vacarm. On s’est retrouvé au bar du Bataclan pour siroter une bière pendant que White Miles nous échauffait la voix, se donner des nouvelles depuis notre dernière rencontre, discuter avec d’autres professionnels du secteur. Ça fait bizarre de les appeler « des professionnels », parce que ce sont avant tout des amis, même si on ne se croise la plupart du temps que dans un endroit bruyant où il est difficile de discuter. Mais, bon, toi, c’est différent, tu fais partie du cercle des proches et c’est avec un plaisir sans filtre que nous avons vécu ces retrouvailles. Tu nous as quitté pour aller photographier le groupe car, pour une fois, avec ma femme, nous n’étions pas venus pour couvrir le concert, juste pour nous amuser. Notre amour, nous le vivons depuis le premier instant sous le prisme des mélodies d’Eagles of Death Metal. La bande son de notre première rencontre était « Peace, Love, Death Metal », la première danse de notre mariage – il y a 2 mois – fut « I only want you ». C’est probablement notre amour et cette relation si particulière que nous entretenons avec la musique d’Eagles of Death Metal qui nous a sauvé la vie. Aujourd’hui, nous sommes sains et saufs, toi aussi, mais nous pensons bien évidemment à tous les autres. Ceux qui n’ont pas eu notre chance, ceux qui souffrent, leurs proches. Pour les vivants, nous avons tous vécu un moment horrible, qu’il ait duré une seconde ou plusieurs heures, et il n’est pas question pour moi de m’exposer dans l’intention de me valoriser ou pour alimenter une histoire que nous voulons tous oublier. Nous pourrions raconter – chacun avec nos mots – une histoire différente qui témoignerait de l’horreur connue, de la stupéfaction ressentie lors des premiers coups de feu ou de nos réactions respectives. Je prends la plume pour faire un travail sur moi-même – j’ai rarement pris la parole sur ce blog à la première personne – et tenter de rationaliser mes sentiments. Je tends aussi une main à tous ceux qui, après cet événement, souhaiteraient la prendre.

Alors écrivons-la cette putain de chronique. A nous la parole, les « idôlatres », les « croisés ».

Depuis plusieurs semaines, le concert d’Eagles of Death Metal était sold out. Il n’y a pas de mystère, les circonstances sont parfaites pour le groupe californien qui poursuit son ascension depuis quelques années. La formation emmenée par Jesse Hughes a donné plusieurs concerts en France en 2015, notamment cet été lors des Eurockéennes de Belfort, et vient de sortir un nouvel album. Le public parisien se souvient du concert explosif donné au Trianon, marqué par la présence de Josh Homme, co-fondateur du groupe, leader de Queens Of The Stone Age au statut accompli d’idole rock. Ce soir, dans une salle parisienne prestigieuse, Eagles of Death Metal défend son quatrième album, Zipper Down, qui peine à séduire la critique. La qualité intrinsèque des compositions est à la hauteur des attentes du public, mais la question porte sur ces chansons sobrement réarrangées, issues du side-project de Jesse, Boots Electric, marqué par un échec commercial. Ces critiques sont vite balayées d’un revers de la main avec l’entrée du groupe sur scène. Jesse en cape de super-zéro, Dave en barbe sur pattes. Comme à son habitude, Jesse joue avec le public dans un excès de signes de joie et de dragueries, sous le regard quasi-impassible des autres membres du groupe. Et prend ça dans ta gueule, « I only want you », en entrée, comme ça par surprise. Le public est dynamité. Ca se déhanche et ça danse fort. En ce début de concert, Eagles of Death Metal a choisi de chauffer son public à blanc avec des morceaux qu’il connait bien : « Don’t Speak », « Secret Plans », « Cherry Cola ». Les pitreries de Jesse ponctuent chaque chanson, et le voici désormais transformé en prédicateur libidineux. La formule fonctionne bien. Depuis le début du set, l’interprétation est bonne, meilleure qu’au Trianon, même s’il manque cette petite étincelle de folie déclenchée par la présence de Josh la dernière fois. Puis, vient le moment tant attendu, de juger le nouvel album. Eagles of Death Metal nous offre, là aussi, de bons arguments avec « Complexity », « Oh Girl » « Silverlake (K.S.O.F.M) » et la reprise de Duran Duran, « Save a Prayer ». Le public se calme sur cette dernière chanson, aux émotions inhabituelles du registre comico-burlesque d’Eagles of Death Metal. On respire un grand coup, et on apprécie encore un instant la démonstration entamée par le groupe, qui prouve sa capacité changer un peu de son registre. Une nouvelle prédication de Jesse, puis c’est le retour sur Terre. Dave lance « Kiss the devil » ; la fosse s’embrase. Ça saute de partout, les slams sont lancés. Je me place à gauche de la scène pour me protéger des pogos. Après seulement 40min de concert, la fête est finie.

Le groupe joue fort et ne s’arrête pas immédiatement. Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Une rafale ? des pétards ? une animation ? J’aurais loupé un truc ? Je regarde le groupe sur scène ; ils sont stupéfaits. Je me retourne et vois deux hommes, kalachnikovs à la main, je suppute la présence d’un troisième. Ils tirent dans toutes les directions. Le public se met à terre. Je ne comprends toujours pas ce qu’il se passe. Je suis dans un état de sidération : en moins d’une seconde je suis passé de l’extase à l’horreur, ces deux émotions s’entrechoquent en moi comme une mêlée de rugby sans issue. Deux options : j’ai loupé un truc, cette animation est de mauvais goût, oh… je vois des corps tomber, l’un des hommes tire sur des spectateurs à ses pieds. Je suis en danger, nous sommes en danger, il faut partir. Je crie « barrez-vous ! barrez-vous ! » en poussant les fesses d’un mec devant moi, tout en essayant de garder ma femme, sa sœur et son copain avec moi. L’homme terrifié me répond « non, fais pas ça, tu vas piétiner les gens ». Je perds de vue ma femme. Je suis dépossédé, il faut avancer, il faut absolument sortir. A l’opposé de la salle, des spectateurs qui fuient se font tirer dessus. A quelques mètres de nous, une issue de secours. Nous devons tenter notre chance. Les gens autour de nous prennent le mouvement, nous sommes dans les premiers à sortir par le passage Amelot, la peur au ventre qu’un autre fou nous attende derrière la porte. Une fois dehors, je me retourne immédiatement, je suis rassuré de voir ma femme, sa sœur, son copain. Je comprends que les terroristes nous ont tiré dessus. S’en suit une longue course à pied, interpellant les passants avec injonction, en appelant le 112. Nous avons peur d’être suivis. Heureusement, en quelques minutes seulement nous sommes à l’abri, chez nous. Bouleversés, mais sains et saufs. Nos amis sont encore à l’intérieur. Ils nous demandent de l’aide, que nous leur fournissons, impuissants, par l’intermédiaire du 112. Aujourd’hui, tous vont bien. Nous nous considérons comme chanceux, une chance extrême d’avoir pu fuir rapidement.

Deux jours se sont écoulés depuis ces terribles événements. Je souhaite maintenant faire passer un message de compassion, de tolérance et de paix. Je ne ressens ni colère, ni haine. La peur, je l’ai évacuée. L’incompréhension, je la rationalise. Au final, j’ai l’impression de ne ressentir aucune émotion négative. Je suis en vie. J’éprouve une profonde tristesse et je pense constamment aux inconnus croisés lors du concert, aux vigiles, aux victimes, aux blessés, aux vivants, mais je n’exprime pas une seule once de frustration. Le plus difficile, psychologiquement, réside dans une tension entre la palette des émotions que je ressens personnellement et la variété des émotions exprimées par les autres, nos amis, les médias, ce que je peux lire, voir, entendre. Je ressens la peur, la colère, la haine, la frustration au travers d’un discours extérieur. Nous devons changer cela.

Oui, nous devons changer. Ces salopards ont méthodiquement choisi leurs cibles et exécuté des innocents. Ils veulent nous faire peur, nous monter les uns contre les autres. Nous, les croisés, les idolâtres, jeunes progressifs, ouverts sur le monde, nous devons changer. Mais pas n’importe comment. Nous ne devons surtout pas changer nos habitudes. Je retournerais manger un Bo Bun au Petit Cambodge, je continuerais d’écouter Eagles of Death Metal, je reviendrais au Bataclan. Je continuerais de voyager – je rêve d’aller visiter ces magnifiques pays que sont la Syrie, l’Afghanistan, l’Iran, l’Irak, de retourner en Ouzbékistan et en Jordanie. Ils ne me font pas peur ; ces fous ne comprennent pas que j’aime profondément les choses qu’ils s’approprient, déforment et « défendent ». Je suis dévasté en apprenant que nous bombardons des Syriens. La culture et la raison sont primordiales pour moi. Mais, eux, ces fous, leurs actes, leurs positions, ne sont aucunement justifiables. Nous devons changer en diffusant plus largement nos valeurs en dialoguant avec l’autre, en se rapprochant de lui. La peur, la colère, la haine se glissent dans les interstices de notre société, comme l’air n’aime pas le vide. Nous devons être acteur, acteur de notre propre changement. En deux jours, j’en ai appris plus sur moi qu’en 29 ans. Dès les premiers coups de feu, je me suis senti acteur. Il fallait trouver une solution. Depuis deux jours, je repense aussi aux attentats de Charlie Hebdo. Je soutenais le mouvement en observateur, j’étais avec tous les Charlie, mais je ne voulais pas m’engager concrètement. Aujourd’hui, c’est différent. Je ne veux plus écouter passivement des hommes politiques, des journalistes, des « experts », des inconnus qui étaient à cent lieues du Bataclan distiller des lieux communs qui alimentent des discours nauséabonds. Ne soyons pas clivant, réfutons les stéréotypes, ne stigmatisons pas, soyons plus nuancés et réfléchis. J’entends déjà des voix dissonantes qui devraient être tues.

Nous, les jeunes progressifs, soyons les promoteurs de notre culture. Nous sommes la génération Erasmus qui a voyagé, qui a été confronté à d’autres cultures. Nous avons incorporé ces influences pour bâtir la nôtre. Ces fous veulent qu’on parle d’eux, alors parlons de nous. Ils sont une minorité, nous sommes la majorité. Diffusons nos valeurs et rappelons-nous qu’il n’y a pas de geste simple, sans effets. Achète un cd, écoute Eagles of Death Metal sur i-Tunes ou fais ce qu’il te plait. Va manger un bo bun, un kebab, un burger. Va prendre un verre, une pinte, un cocktail. Va t’acheter des fringues à Citadium, arbore ta moustache et tes Stan Smith. Déconne avec tes potes et félicite ta copine pour sa tenue féminine. Embrasse tes potes gays, lesbiens, trans, beurs, black, asiat’, juifs, musulmans, chrétiens, mormons… Sens-toi Français si tu veux, mais aussi un peu Américain, Libanais, Marocain, Moldave, Khmer ou Sénégalais parce qu’ils pensent aussi à nous. Emmerde bien fort le Front National, et rappelle à tonton que ses prises de position un peu limite il peut se les coller au cul en l’invitant à manger un couscous. Va voter aux prochaines élections et balance un tweet bien cinglant à Nadine tant qu’elle dit des conneries. Rappelle à ceux qui veulent la mort que ce n’est que de la peine. Que la haine ce n’est que de la flemme. La force de notre jeunesse n’est pas dans le recul de nos valeurs, mais dans l’émancipation de tous nos signes d’humanité, dans la tolérance, le respect, la dignité.

Réagissons, ne soyons pas simplement indignés et prostrés. Nous devons sortir de notre zone de confort, tendre la main à celui qui a peur, calmer la colère de l’autre, combattre férocement la haine.

La Raison l’emportera sur l’Emotion. Peace, Love, Death Metal.

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2 commentaires

Riley 17 novembre 2015 at 11 h 59 min

merci.

Répondre
Musashi 19 novembre 2015 at 18 h 14 min

Témoignage poignant et lumineux.
Merci !!!

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