En plus de dix ans de carrière et cinq albums, Eiffel s’est imposé comme un groupe phare au sein de la scène française. La vie n’a pourtant pas toujours été un long fleuve tranquille pour le quartet expatrié à Bordeaux au début des années 2000. Faisant fis des soucis de labels ou de musiciens, Eiffel n’a jamais cessé d’aborder son art avec une exceptionnelle générosité. Entretien sans détours avec Romain Humeau (chant, guitare).
BEN : A Tout Moment se profilait d’une certaine manière comme un « album de la renaissance ». Tu avais en effet déclaré à la fin de la tournée Tandoori que le futur d’Eiffel restait incertain. Comment perçois-tu ce disque avec le recul ?
Romain Humeau : J’ai effectivement annoncé ce genre de choses à ce moment là. L’avenir d’un groupe est, par essence, toujours un peu incertain, mais jamais celui d’Eiffel ne l’a été autant qu’à la fin de la tournée Tandoori. Afin de sortir la tête de l’eau, il a fallut retrousser les manches. On a construit notre studio, le studio des Romanos. Parallèlement, j’ai écris de nouvelles chansons, et nous avons enchainés sur l’enregistrement. Tout cela sans maison de disque puisque nous n’étions plus chez EMI. Pias s’est manifesté alors que l’album était terminé. Du pain bénit pour Eiffel car il s’agit d’un label indépendant assez solide pour bien travailler un projet comme le notre. Tout ceci s’est avéré concluant, A Tout Moment est désormais disque d’or et on a dû faire 130 concerts en 2010. Donc oui, il s’agissait d’une certaine forme de renaissance pour Eiffel.
A Tout Moment a définitivement hissé Eiffel comme un groupe incontournable. Comment avez-vous abordés la composition de Foule Monstre suite à ce succès public et critique ?
Bonne question. Après ce qui s’est passé sur A Tout Moment, nous aurions pu ronfler artistiquement. Mais cela n’a jamais été le genre de la maison dans les passades « inconfortables », donc encore moins dans ces moments que l’on peut supposer plus « confortables ». Le succès est agréable à vivre, on ne peut le nier. Mais quand il n’arrive pas tout de suite, comme ça a été le cas pour nous, il s’agit d’un plaisir très sain ou l’on ne peut pas perdre l’essentiel : l’idée de créer, l’artistique, le fait de rêver d’un endroit (sonore et un tant soit peu poétique, en l’occurrence) et de rendre ce « lieu fictif » totalement réel et audible. On s’est donc attaché à ne pas enfoncer le même clou, à tenter de foutre un coup de pied dans notre propre fourmilière. Aucune appréhension par rapport aux jugements extérieurs, on s’en fout depuis longtemps. Nous avons un public grandissant, qui a la particularité d’être totalement métissé, bigarré, tout sauf corporatiste. Et en ce qui concerne les médias, on sait depuis longtemps que la plupart n’écoutent pas les disques, ils jugent en fonction d’une image qu’ils se font d’un groupe ou d’un artiste et ils mettent ça dans des petites boîtes, des petits trous comme dirait Gainsbourg. Nous c’est le petit trou « Rockers ténébreux Bordelais », et nous n’avons absolument rien à voir avec ça. Quand on commence un disque, il y a une énorme pression : celle que l’on s’inflige soi-même. Basta. Là, il y avait l’idée d’utiliser et de systématiser des sonorités que nous avions toujours aimé, celles de Genius, Wu Tan Clan, Cibo Matto, Beastie Boys. Mais aussi celles du LCD Sound System, Gorillaz, de Little Dragon et même de Santigold. Et ce en revenant à des choses très pop dans l’écriture, mélodiques, harmoniques et des teintes d’onirisme. Nous avons essayé de toucher autre chose. Un truc qui se veut finalement assez intemporel, des chansons, mais avec des sonorités autant « organiques » que « mécaniques », en jouant pas mal sur le plaisir des antagonismes que procure l’utilisation et le mélange des deux. Un autre point important est que pendant la tournée sur A Tout Moment, nous avons vécu des drames en ces mêmes moments qui nous ont énormément touchés et déstabilisés. J’ai mis du temps à pouvoir écrire des textes sans emphase et sans pathos qui pouvait éventuellement se retrouver sur Foule Monstre. Et je ne voulais surtout pas qu’ils se retrouvent dans un décorum sombre. Qu’il ne s’agisse pas de « la vraie vie ». Les Boom machines, les vocodeurs, les synthés et gadgets sonores, le sampling, permettent ce genre de choses, nous les avons utilisé sans complexe aucun.
Eiffel a par ailleurs aujourd’hui stabilisé son line-up. Nicolas Bonnière était plus particulièrement arrivé après la composition d’A Tout Moment. A-t-il eu l’occasion d’apporter sa patte à ce nouvel album ?
Carrément. Ce mec est humainement et artistiquement génial. Il a notamment apporté toute une palette de couleurs sonores qui lui est bien propre. Que cela soit à la guitare et aux trafics guitares, mais aussi en scratchant et en samplant des sons que j’avais au préalable enregistré, en les dénaturant et en les re-bazoutant ici et là. Beaucoup de vie émane de tout ça.
Peux-tu expliquer le sens de ce titre, Foule Monstre ?
J’entendais dans une émission radio un philosophe arriver à cette conclusion que la foule pouvait parfois être monstrueuse. Il n’inventait rien mais la limpidité de son cheminement m’a tout de suite fait penser à cette expression courante : « Il y a foule monstre ». Je me suis dit que c’était une bonne lucarne pour évoquer le rapport entre l’identité et le fait d’appartenir qu’on le veuille ou non à une entité. Monstrueuse parfois, attachante aussi, selon… En tant que mec qui écrit des chansons, et si petitement soit-il, je suis un colporteur d’impressions. Donc j’ouvre les écoutilles comme je peux et tente de sentir le monde. La voix des libre penseurs mais aussi celle des masses, des foules. Cela me semble être des axes essentiels pour chanter des choses qui ne se mordent pas la queue. Très simplement, cet album tente peut-être de chanter un aller retour entre « le moi » et « le grand tout ». Une foule peut-être sublime de courage, de ténacité et d’inventivité pour faire bouger les sales lignes imposées par les puissants. Mais elle peut devenir abjecte et ignoble quand elle fait le salut nazi ou qu’elle revêt l’allure d’une bande de supporters de foot craignos. Il ne s’agit pas de la même chose et dans le deuxième cas, je crois qu’il est bien question d’opium du peuple. Et il y a des forces à moitié obscures pour nous procurer cet opium là : les puissants. Comme tout le monde, on fait partie de cette foule, et nos chansons ne sont finalement que des questionnements. On cherche. Sans trouver. Mais peut-être que l’on s’approche parfois de certaines lueurs.
Comme pour le précédent opus, le groupe a eu l’occasion de tester les nouvelles compositions à l’occasion d’une pré-tournée. Quelles ont été les réactions du public ?
Franchement étonnantes. On a cette impression, comme il s’agissait de petits lieux de 200 à 500 personnes, de bien se connaître, le public et nous. Dans ce genre de contexte, tu peux t’attendre à du « convenu ». Hors, ça n’a pas été le cas, les gens étaient à l’écoute pendant les concerts et nous étions à leur écoute à la fin. Nous avons vécu ça comme un émouvant partage, sachant que nous n’étions pas encore très au point et que je n’avais pas fini de mixer Foule Monstre. Je crois qu’ils ont vraiment aimé ces nouvelles chansons, ainsi que la manière dont on leur en a offert la primeur.
Beaucoup de formations hésitent désormais à dévoiler de nouveaux titres avant la sortie du disque. Quelle est ton opinion sur Internet et ses nombreuses « fuites » ? Est-ce que cela te gène que les auditeurs découvrent des morceaux encore inédits sur la toile, le tout accompagné d’un son relativement médiocre ?
Oui, ça nous gêne. Là dessus, nous sommes sûrement un peu décalés, mais il s’agit quand même d’un sacré plaisir que de livrer, un jour donné, un disque à écouter dans son entièreté. En extraire une chanson sans que ça soit décidé par le groupe me semble être une forme de terrorisme mesquin. Le net est un outil fabuleux mais qui est tout aussi monstrueux, à l’image des foules justement. Je ne vois pas l’intérêt d’être cernés par des gens, qui en voulant ton bien sont accrocs aux « like » et toutes ces conneries. Il ne s’agit même plus d’une tactique court-termiste mais d’une politique de l’instant, c’est-à-dire que cet instant passé, elle ne marche plus, et ne veux absolument rien dire. J’aime bien l’idée d’être geek, mais pas longtemps. Je préfère le sexe de plein air et aller courir dans les champs…
Un peu par la force des choses, Eiffel a toujours été comparé à Noir Désir. Comparaison flatteuse ou héritage lourd à porter ?
Au premier abord, cela peut paraître flatteur car Noir Désir a été un merveilleux groupe. Mais non, ici, en France et dans le contexte médiatique dans lequel ce rapprochement entre eux et Eiffel est fait, c’est l’enfer pour nous. Je trouve ça insupportable que certains ne daignent pas s’acheter d’oreilles. Nous sommes, pour aller vite, dingues des Beatles et de Brel. De manière schématique d’une forme de pop ou de rock anglo saxon et d’un moment ou la chanson française a été lumineuse, avec Brassens, Ferré, Gainsbourg, Vian, Piaf, Dubas et Fréhel. Et pour bien connaître Bertrand Cantat, je sais qu’il en est de même. Noir Désir existait avant nous, mais le rock, le fait de chanter en français ou le plaisir de s’exploser la voix appartient à tout le monde. Le concept de « rock français » résulte plus d’une forme de fainéantise journalistique ou de manque de culture musicale pour nous décrire comme les héritiers d’un seul groupe. Avec Bertrand, on est très amis, c’est la famille. Il a fait et fera, j’en suis sûr, des choses artistiquement superbes. Je veux bien que certains points communs puissent apparaître, mais on ne descend absolument pas de Noir Désir. On descend du singe.
Outre une imposante tournée, quels sont les projets d’Eiffel pour la suite ?
Vu la tournée qui s’annonce, nous n’avons pas intérêt à mollir. Nous sommes très excités à l’idée de partir pour au moins un an et demi sur la route. Un titre inédit, « Tu as la montre, moi j’ai le temps », enregistré lors des sessions de Foule Monstre verra sûrement le jour aux alentours de Noël sous une forme décomplexée et bordélique. Nous envisageons clip et peut-être vinyl, ainsi qu’un bêtisier de tout ce qui n’a pas été gardé pour le disque. Rien n’a cependant été prévu après la tournée. Comme je le disais précédemment, l’avenir d’un groupe est par essence incertain.
Bordeaux, ville rock ? Quelles est ton avis sur cette appellation aujourd’hui contestée ?
Outre l’idée du rock, j’adore Bordeaux car pas loin de l’Océan, du Pays Basque, mais aussi de Paris. Quand avec Estelle, nous avons quitté Paris pour Bordeaux, on s’est dit que cela pouvait être un bon port d’attache pour des gens qui bougeaient beaucoup. Et puis, au niveau thunes, les choses étaient encore possibles. A Paris, on ne pouvait plus lever le petit doigt sans sortir les biftons. Je viens du Lot et Garonne près d’Agen, et n’étant pas d’origine Bordelaise j’ai une vision peut-être faussée de cette ville en terme de rock. Mais pour moi, elle n’est pas plus rock qu’une autre. Certes, cette ville a ses légendes, mais elle en est prisonnière. Du coup, elle m’apparait parfois comme un peu grasse du bide, avec toujours les mêmes gens qui prônent toujours un peu les mêmes choses, dont « Bordeaux, ville rock ». Il y aurait tellement de choses à faire, mais trop de guerres de clochers. En ce moment, je préfère Bordeaux pour sa proximité avec Bègles, (qui elle, n’est pas une ville de droite), pour son Flamenco, ses concerts de musique baroque, pour son camembert rôti et ses quais que pour l’idée qu’elle se fait d’elle même rapport au rock. Mais je me branle moi même du fait d’être rock ou pas. Tout l’inverse de Philippe Manœuvre !
Interview publiée en version courte dans le numéro de septembre de Clubs & Concerts.
Un grand merci à Romain Humeau, Roxane chez Pias.