Un nouvel album (Option Paralysis) qui sort le 23 mars, une tournée mondiale, un nouveau batteur (Billy Rymer) et un nouveau label (Season of Mist), français de surcroît… c’est à cette période charnière de la carrière de The Dillinger Escape Plan que nous avons la chance d’évoquer tout cela avec Greg Puciato, chanteur et frontman d’un groupe qui n’en finit pas d’évoluer, au lendemain matin d’un concert d’une intensité rare à La Maroquinerie, mais qui n’empêche pas le vocaliste à l’énergie épileptique de nous donner, avec bonne humeur et enthousiasme, un avis éclairé sur l’aventure Dillinger Escape Plan, la musique en général et le reste…
Vacarm: Pour commencer, comment s’est passé le concert de hier soir?
Greg Puciato: C’était hallucinant… Franchement, c’est le meilleur concert parisien que nous avons fait. D’habitude on joue dans de plus grandes salles ici. Mais pour moi c’est toujours mieux de jouer dans des endroits plus petits. Tout le monde ne peut pas venir nous voir, ce qui est un peu embêtant, mais l’ambiance est bien meilleure que dans des grandes salles. C’était vraiment très excitant, mon concert parisien préféré.
Tu préfères l’ambiance de ces petites salles?
Ouais. C’est assez difficile pour nous puisque nous ne venons pas ici aussi souvent que ça, genre environ une fois par an, et quand nous venons nous voulons que tout le monde puisse nous voir. Alors généralement on joue dans des grandes salles mais ça n’a rien à voir niveau vibrations. On préfère jouer deux jours de suite dans une petite salle qu’une fois dans un stade ou truc comme ça. Mais on ne peut pas faire ça tout le temps, car sinon tu passes ta vie en tournée!
Vous sentez-vous plus proche du public européen, surtout maintenant que vous travaillez avec un label français (Season of Mist)?
Je me sens beaucoup plus proche du public européen que du public américain, ce qui est bizarre pour moi. Parce que le public européen est plus connaisseur en termes de musique. Aux Etats-Unis, la musique est plus liée au phénomène de mode. Nous avons des fans géniaux aux USA, mais là-bas vous êtes cool à une minute donnée, mais vous n’êtes plus cool la minute suivante. En Europe, ce qui est le plus important c’est d’être bon, plutôt que d’être cool. Je préfère cent fois tourner ici. Je n’aurais jamais pensé dire ça mais c’est le cas: on s’amuse plus, les gens aiment tous nos titres, pas seulement nos chansons les plus heavy. Aux Etats-Unis, les gens veulent entendre tout le temps des titres brutaux, pas le reste, alors que nous aimons jouer toutes nos chansons, même les plus calmes. Ici les gens apprécient ce que nous sommes maintenant, pas seulement ce que nous avons été il y a dix ans. Et c’est pour cela que je préfère jouer dans n’importe quel autre endroit du monde que les Etats-Unis.
Justement, est-ce qu’il y a des endroits où vous n’avez pas encore joué et qui vous font rêver?
Oui. On a joué en Grèce cette année, et c’était un rêve pour moi. Maintenant cette année on va jouer à peu près partout… On n’a jamais joué en Indonésie, ni en Malaysie, ni en Inde. Je crois que les groupes commencent à tourner là-bas et que ça marche pas mal, donc on est en train de regarder pour y aller nous aussi. Mais bon, si tu veux aller partout dans le monde, tu tournes tout le temps!
Après l’Allemagne cette semaine, Paris aujourd’hui et Londres demain, ce n’est pas un peu frustrant de traverser ces pays sans avoir le temps de visiter un peu?
Si, si. On n’a pas le temps de faire du tourisme où quoi que ce soit. Tiens, ça doit faire quinze fois que je viens à Paris, et je n’avais jamais mis un pied au Louvre ni vu la Joconde, ce qu’on a pu faire l’année dernière car on avait un jour de repos! C’est marrant car quand on rentre à la maison, les potes me demandent: mais pourquoi t’as pas pris en photo ce truc là? Tout simplement parce que je l’ai pas vu! Donc je leur réponds: j’ai une photo de la chambre d’hôtel si tu veux! (rires) Non, sérieusement je note dans ma tête les endroits que j’aime, et j’y reviendrais plus tard.
2010 apparaît comme une année-clé pour The Dillinger Escape Plan: une tournée mondiale, un nouvel album, un nouveau label… est-ce que, comme les observateurs, tu considères 2010 comme une année charnière pour l’évolution du groupe et son avenir?
Absolument. Je la considère comme essentielle. Beaucoup de gens nous le disent, mais c’est aussi ce qu’on ressent depuis le début de l’enregistrement de l’album. Ça n’a rien à voir avec le fait qu’on entre dans une nouvelle décennie, ou quoi que ce soit, mais… on va tous prendre trente ans cette année, c’est une nouvelle décennie, il y a un nouvel album… Ouais ça a bien l’air d’être une phase de transition. Depuis longtemps on avait l’impression que les albums Calculating Infinity et Miss Machine pesaient lourd pour nous et nous suivaient comme une putain d’ombre. Là il y a plein de choses nouvelles et ça fait du bien. Ça fait longtemps que nous sommes là, donc il n’y plus de risque que nous partions. Je ne suis plus inquiet de savoir si les gens vont aimer ou non notre musique, maintenant on sait qu’on est installé là pour longtemps, qu’on jouera jusqu’à quarante ou cinquante ans et qu’on s’arrêtera quand on l’aura décidé. C’est comme un nouveau chapitre pour nous à tous les niveaux. On a des nouveaux membres dans le groupe (Jeff Tuttle et Billy Rymer) et on adore les avoir avec nous. On croise les doigts pour que cela dure longtemps car ces dernières années, ça a été assez chaotique…
Option Paralysis sortira le mois prochain, ce qui correspond à peu près au milieu de votre tournée mondiale. Est-ce une coïncidence de planning où quelque chose de programmé?
Disons que c’est un peu les deux, même si je pense que c’est le meilleur moment pour sortir un album car c’est là que l’on a le plus d’exposition pour les chansons. La dernière fois (pour Ire Works) on l’avait sorti avant de partir en tournée et c’était cool aussi car les gens connaissaient les nouvelles chansons. Là ça va être la grosse fête sur scène le soir où l’on va sortir l’album. Ça permet aussi d’incorporer les nouveaux titres petit à petit dans notre setlist.
Vous allez aussi jouer plusieurs fois cet été dans le cadre du Van’s Warped Tour (festival américain de musique et sports extrêmes dans plusieurs villes américaines), vous l’avez déjà fait dans le passé…
Ouais ca c’est sûr! (rires)
… j’imagine que c’est une tournée que vous appréciez, non? Qu’est ce qui vous motive à faire ce genre de tournée?
Je n’aime pas vraiment ça. Non, en fait je hais ça! (rires) Je crois que c’est celui que j’aime le moins. On n’est pas obligé de le faire, c’est juste que c’est intéressant pour nous. Très intéressant. Ça dure sept semaines, on est dehors tout le temps, il fait une chaleur à crever et en plus on est les vilains petits canards du festival! On n’a pas l’habitude de faire les premières parties d’autres groupes. En général on est en tête d’affiche et devant notre public. Sur des tournées comme le Warped Tour, 90% des kids vont nous détester. Ils ont 13 ans de moyenne d’âge, ils sont là pour écouter des groupes emo-je ne-sais-quoi… mais pour les 10% qui restent c’est une révélation, et ils deviennent prescripteurs. Ils vont infiltrer les autres en leur disant: « Eh, écoute ce groupe, ils sont terribles! ». Et ça c’est bon pour nous. Et il y aussi le fait que lorsque tu joues aux Etats-Unis l’été, tu es en compétition avec ces énormes festivals, le Warped Tour et le Ozzfest, donc c’est dur de faire face si tu ne les fais pas. Je déteste 99% des groupes qui jouent dans cette tournée, mais bon…
Revenons un peu sur le travail accompli pour ce nouvel album. L’opus précédent, Ire Works contenait pas mal d’éléments nouveaux, comme des instruments additionnels ou des sons electro. D’un certaine façon, vous avez inclus de plus en plus de touches progressives… on peut prendre l’exemple de « Mouth Of Ghosts », la dernière chanson d’Ire Works qui est totalement progressive et qui peut apparaître comme une transition vers une nouvelle ère musicale pour le groupe…
Tout à fait! Tout ce que l’on fait ou crée est une introduction à la prochaine chose que l’on fera. Si on refuse d’évoluer de peur de perdre des fans ou par peur du changement, et que l’on revient à des choses que l’on a déjà fait avant, c’est du suicide. Pour nous la seule chose qui compte, c’est avancer. Ca ne nous rendra pas heureux de faire et refaire encore et toujours la même chose. Il y a des groupes, comme Slayer, qui joueront toujours la même chose, et ça fonctionnera. Mais pour nous c’est différent. On écoute tous un tas de musiques différentes, et quand on écrit, on ne se met aucune limite de style. Je trouverais cela très triste de savoir qu’il y a quelque chose qu’on a adoré jouer et qu’on n’a pas mis sur l’album de peur de ce que les gens peuvent penser. En ce qui concerne « Mouth of Ghosts », c’est très intéressant car c’était la dernière chanson de l’album, et c’était en quelque sorte une prédiction qui nous montrait jusqu’où on irait dans l’avenir.
Pour l’enregistrement de Ire Works, vous aviez dû rester confiné dans une chambre d’hôtel, sans confort particulier, concentré sur le travail à faire… est-ce que les conditions étaient différentes cette fois-ci?
C’était totalement différent. Faire Ire Works était bizarre car nous étions dans une phase de destruction à cette époque. Notre batteur venait de quitter le groupe, et je n’avais même pas encore rencontré le nouveau qui devait enregistrer pour l’album! Nous étions super pauvres, je vivais dans ma voiture, et on avait une seule chambre d’hôtel pour nous cinq, plus deux personnes extérieures au groupe qui nous aidaient à l’enregistrement. On est donc resté enfermés à sept dans cette chambre pendant deux mois et demi, avec une seule voiture pour sortir. On ne parlait que de l’album, on ne vivait que pour ça, c’était non-stop. Mais il fallait qu’on fasse comme cela, car on était proche de la séparation. Le seul moyen était d’accoucher de cet album ensemble. Et ça a marché! Après ça, c’est devenu plus simple, car nous savions que nous étions capable d’écrire ensemble et d’être un groupe pour au moins dix ans encore. Aujourd’hui, on est dans une situation beaucoup plus confortable. J’habite près de l’endroit où l’on enregistre, et Steeve Evetts, notre producteur, aussi, ce qui rend le travail plus facile. Et financièrement, on est un petit peu mieux qu’avant. Tout le monde a sa propre voiture maintenant! (rires) Avant je pensais, comme pas mal de monde, qu’il fallait être dans le désespoir ou dans un état horrible pour pouvoir créer. Et c’est sacrément faux! Il y a suffisamment de problèmes dans la vie, de choses à combattre. Tu n’as pas besoin de vivre dans la rue et de te battre tout le temps contre le monde entier pour être créatif! On voulait créer quelque chose de chaotique, donc on était tout le temps en conflit avec tout, même entre nous. C’est comme dire que s’engueuler avec sa femme est bon pour son mariage… On n’a pas besoin de ça, on doit juste partager la même vision.
Les paroles d’Ire Works parlaient beaucoup des relations humaines, de contrôle et de pouvoir…
Oui tout à fait. On parlait beaucoup de la co-dépendance, par exemple.
Cette fois-ci les sujets semblent différents. Selon toi, internet et l’accès généralisé à la musique n’importe où, n’importe quand, peut « affecter négativement l’art ». Tu n’y vois rien de positif?
Le fait que les gens aient accès à tout maintenant est très intéressant et incroyable. Je ne fais pas partie de ces gens qui pensent que la technologie est quelque chose de mauvais. Je ne retournerais jamais vivre dans une ferme, sans internet, ni canapé, ces trucs là sont mortels. Je pense même que l’internet est la plus grande invention humaine de tous les temps. Cette mondialisation, pas dans le sens économique du terme, est très positive, dans le sens où il y a un plus grand accès à la culture. Mais le revers de la médaille, c’est que la technologie avance de plus en plus rapidement aujourd’hui: dans Option Paralysis, je dis que en cent ans, il a eu plus de progrès scientifique que depuis que l’homme existe. Mais l’étre humain est incapable de savoir comment gérer tout ça, à la vitesse où ça va. Cela nous mène à une situation où, statistiquement, les suicides, dépressions, anxiétés, désordres psychologiques augmentent à la même vitesse que les avancées technologiques, alors qu’elles devraient être des outils pour les Hommes.
Je pense que l’âme, pas dans le sens religieux, est détruite par la distraction technologique. Par exemple, dans l’industrie musicale, nous avons accès à tous les sons possibles et imaginables, nous pouvons réparer n’importe quelle erreur sur un enregistrement, une fausse note, un pain de guitare, grâce à la technologie. Mais ce n’est pas parce que nous pouvons que nous devons le faire. Car cela détruit l’âme des choses. Faites ça un nombre incalculable de fois pour enregistrer un album et l’album perdra son âme. Aujourd’hui on peut tout bidouiller, mais aucun album actuel n’aura la puissance d’un album de Led Zeppelin des années 70.
Dans le cinéma, c’est la même chose. Les gamins peuvent maintenant disposer sur leurs ordinateurs des mêmes effets visuels que Georges Lucas, mais ce n’est pas pour ça qu’ils feront un nouveau Star Wars! Là, la technologie atteint sa limite. C’est le thème exprimé dans la chanson « Farewell Mona Lisa » qui sera sur le nouvel album. La Joconde vient d’une autre époque, mais fascine toujours autant. Nous faisons des progrès technologiques incroyables, mais nous n’avançons pas artistiquement et socialement. Toutes les grandes civilisations de l’Histoire, comme les Grecs et les Romains, étaient de grandes civilisations parce qu’elles se développaient aussi par l’art et le progrès social…
En 2009, vous avez décidé de créer votre propre label, Party Smasher Inc., et de travailler en collaboration avec Season Of Mist, un label français. Est-ce que l’indépendance et la liberté de création ont été des éléments essentiels dans votre choix?
Oui, absolument. Ça fait longtemps que nous sommes dans la musique, et nous avons fait toutes les conneries possibles et imaginables. Donc maintenant nous savons à quoi nous en tenir, c’est pour cela que nous voulions avoir un contrôle quasi-absolu sur ce que nous faisons. C’est aussi pour cela que nous n’avons pas de manager, car nous voulons faire tout par nous même. Nous sommes sur une base de contrat pour un album, alors que normalement vous devez vous engager pour trois ou quatre albums. Nous sommes arrivés à un point où nous pouvons presque faire tout tout seuls, mais il y à une limite, la limite logistique et financière. Et c’est là où Season Of Mist intervient. Nous sommes totalement libres de faire ce que nous voulons et eux nous aident à le faire. Nous sommes dans un deal très juste: c’est bon pour nous et c’est bon pour eux. Le contrat avec eux pour un album reconductible est un truc génial: ils travaillent super bien, on travaille super bien, et si tout le monde est content, alors on remet ça!
Pour finir, qu’est ce qu’on peut vous souhaiter de bon pour l’avenir, personnellement et pour le groupe?
C’est très difficile de séparer ma vie de celle du groupe car elle est intrinsèquement liée. La vie du groupe est immense, et comme nous n’avons pas de manager, il y a beaucoup de choses à faire. Nous sommes tout le temps en train de jouer, enregistrer, faire des tournées… Mais je n’ai pas l’impression de rater quelque chose d’autre. Ça ne manque pas pour l’instant de ne pas avoir de vie de famille, d’enfant ou de trucs dans ce genre là. Et nous sommes encore en tournée pour un moment là, donc bon… J’aimerais être plus prolifique dans l’avenir, faire plus d’albums dans un laps de temps plus court. On est très excités par tout ça, de vrais gamins!
Merci à Greg Puciato et The Dilllinger Escape Plan pour leur temps et leur gentillesse.
Merci à Rose de Season Of Mist pour nous avoir permis de réaliser cette interview dans d’excellentes conditions.
Interview et traduction par Julien pour Vacarm.