La révolution numérique a métamorphosé l’industrie du disque en quelques années, la plongeant dans une crise symptomatique de changements majeurs. En parallèle, la pratique artistique s’est, elle aussi, transformée en profitant des opportunités offertes par le numérique. Il est désormais devenu courant d’assister à des concerts en direct sur Internet, à l’aide de son téléphone mobile ou dans un univers virtuel comme Second Life.
La musique est une expérience sociale
La musique est une expérience unique vécue par l’auditeur. Elle n’a pas de matière propre, car son médium est dynamique, le son n’existe qu’émis. Avant que les technologies d’enregistrement ne fassent leur apparition, il n’était pas possible de distinguer la musique de son contexte social. Morceaux épiques et balades, troubadours et jeux de cours, musique religieuse ou musique de cérémonie, chants militaires et guerriers, la musique était liée à une fonction sociale spécifique, plus ou moins commune et utilitariste. Il n’était pas possible de la copier, de la vendre, de l’écouter chez soi selon ses commodités ou même de la réécouter. Il était possible de payer pour écouter la musique mais une fois jouée, elle disparaissait. La musique est une expérience, mariée à la vie sociale [1] . Elle participe à la construction de l’identité de chaque individu. La reproductibilité mécanique des sons va faire apparaître un nouveau rapport à la musique, une expérience médiatisée. En ce sens, le premier cylindre d’Edison (1847) fait d’acier et d’étain est à l’origine de l’industrie du disque. L’enregistrement de la musique n’assure pas uniquement une autonomie supplémentaire à l’auditeur en lui permettant de transporter l’œuvre de son artiste préféré grâce à un support ou en lui offrant une interopérabilité entre son auto-radio et son lecteur mp3. Le disque, le vinyle ou n’importe quel autre support d’enregistrement, en tant que produit du travail de l’artiste, en relation avec un ingénieur du son, est un moyen de mettre en avant les qualités imperceptibles d’un instrument lorsqu’il est joué en concert. L’enregistrement et le mixage permettent de réviser les subtilités et les nuances que peuvent apporter l’accommodement de plusieurs instruments, rendant ainsi discernable le plus imperceptible d’entre eux. Dans la continuité de ce raisonnement, les dispositifs de diffusion de concerts en direct sur les réseaux numériques façonnent une écoute et une vision améliorée de la performance de l’artiste.
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La technologie du streaming, l’augmentation des capacités de stockage des disques durs et de la puissance des processeurs sont trois facteurs qui, corrélés, ont permis l’émergence de nouveaux usages et de nouveaux modes de consommation de la musique. Chaque internaute, en possédant du matériel informatique et musical rudimentaire, peut organiser un concert dans le cyberespace et se produire en direct face à des dizaines, parfois des milliers de cyber-spectateurs dans des salles de concert virtuelles. Ces nouveaux usages s’étendent de la représentation intégrale retransmise en direct par téléphone mobile aux concerts virtuels dans les jeux vidéo [2] en passant par Second Life [3] ou différentes plateformes communautaires (MyGroovyPod, SFR Live Concerts, SyncLive, Mondomix, i-Concerts, Aol Musique, …). Si l’homme utilise la musique comme une part de sa construction sociale, ces pratiques artistiques émergentes remettent en question la manière dont l’identité de l’individu est façonnée. Tout comme dans le monde « réel », dans le cyberespace, l’homme se rend à des concerts, érige des artistes en idoles ou se regroupe au sein de communautés d’individus qui partagent les mêmes goûts.
Quelques faits marquants
Du simple utilisateur de Second Life qui organise un DJ set intimiste à U2 qui simule un concert en direct face à une audience massive, il faut parler de pratiques émergentes au pluriel, tant les expériences proposées de concert en direct sur les réseaux numériques sont diverses. Elles révèlent un caractère expérimental, nourries par l’imagination des informaticiens à l’exemple des premiers « bœufs » sur les réseaux lors de l’apparition des systèmes MIDI ou du projet artistique GOO [4] initié par la CIA. Elles tendent aujourd’hui à se séparer en trois branches : les concerts unicast (un flux) et les concerts multicast (plusieurs flux) centralisés ou décentralisés. Le premier concert multicast centralisé reconnu a eu lieu en 2000, à l’Université de Montréal, 12 musiciens jazz dans la même pièce. Le premier concert multicast décentralisé eu lieu le 10 octobre 2003 lorsque deux membres d’un quartet de jazz se produisirent depuis les locaux de l’IRCAM avec leurs deux collègues qui jouaient depuis les locaux de la CNAM. Les concerts multicast décentralisés sont une pratique encore peu stabilisée et reste au stade de l’expérimentation technique. En effet, plusieurs contraintes s’imposent à la collaboration synchrone et sans concurrence. D’une part, le délai de diffusion est latent et impose l’émergence d’une nouvelle manière de concevoir la musique, notamment par la synchronisation des partitions des différents musiciens. D’autre part, la cohérence perceptive (interaction entre les musiciens qui se voient mutuellement) est insuffisante pour être effectuée uniquement par flux audio ou vidéo.
Sur Second Life, l’éclatement des pratiques est exceptionnel : reproduction de clubs, DJ set amateurs, concerts institutionnels, concerts d’artistes professionnels … Depuis leurs studios, certains musiciens adeptes de la plateforme se lancent même dans la reconstitution des plus grands concerts de notre époque en troquant leur avatar pour celui d’un Bono ou d’un Mickael Jackson sur les mythiques scènes de Wembley ou de Red Rocks. Certaines entreprises se sont même spécialisées dans la création des décors de salles de concerts, des jeux de lumières et même du service de sécurité ! {multithumb thumb_width=450 thumb_height=320}
La concurrence des opérateurs de téléphonie mobile dans la course à l’association entre leurs services et les artistes est encore plus impressionnante, et révélatrice des métamorphoses de l’industrie du disque tendant vers la constitution d’univers expérientiels, en privilégiant la posture du live et le communautarisme. Entre 2004 et aujourd’hui, SFR a diffusé avec succès plusieurs concerts en direct sur le réseau mobile 3G : Robbie Williams face à la Tour Eiffel (Décembre 2004), Placebo (2006), Red Hot Chili Peppers (2006), Michel Polnareff à Bercy (Mars 2007), Les Rita Mitsouko à la Cigale (Avril 2007). Dans cette perspective, en octobre 2007, apparaît SFR Live Concerts, une plateforme visant à diffuser des concerts en direct et en multi-caméras sur Internet et son réseau de mobiles 3G. Depuis son lancement, la plateforme a diffusé une dizaine de concerts (Zazie, Vitaa, Aaron, Soprano, James Deano, IAM, BB Brunes, …) et une vingtaine de concerts sont déjà programmés pour le reste de l’année 2008. L’objectif est de proposer chaque mois un concert diffusé simultanément sur les deux réseaux. L’accès gratuit à ce service était initialement prévu jusqu’au 30 mars 2008 mais perdure encore. SFR s’est associé avec la société de captation AF83 pour équiper différentes salles de concerts, dont la Cigale avec laquelle la société de téléphonie mobile a signé un partenariat en janvier 2007. L’appel à la société de captation extérieure AF83 engendre un coût important au dispositif puisque SFR a recourt à l’utilisation d’un car régie, d’une équipe complète de captation dirigeant 7 caméras et doit équiper les salles d’un système de diffusion en fibre optique.
Cependant, SFR possède un atout stratégique majeur grâce à l’importance de sa communauté d’amateurs de musique et son taux d’équipement. En effet, le portail SFR Music possède le titre de première plateforme de musique mobile [5] et l’opération SFR Jeunes Talents a été un succès en permettant d’accompagner la carrière de plusieurs artistes émergents. Au mois d’avril 2008, SFR comptait plus de 4 millions d’abonnés détenteurs d’un mobile 3G et plus de 30.000 inscrits à la plateforme SFR Live Concerts. Malgré ces chiffres impressionnants, lors du concert-événement d’IAM face aux pyramides d’Egypte le 14 mars 2008, seulement 4350 internautes se sont connectés sur la plateforme. Ceci nous amène à nous questionner sur les contraintes techniques (bande passante, autonomie des téléphones, …) ou encore les moyens de susciter un usage encore peu développé qui pèsent sur un tel dispositif. En juin 2008, SFR a inauguré une salle de concerts (Le Studio SFR), à quelques mètres de l’Olympia pour présenter ses nouveaux produits tout en permettant d’assister à des concerts privés (diffusés en direct sur Internet). Ce type d’intégration verticale est notamment une réponse à l’émergence de nouveau contrats « à 360 degrés » qui englobent toutes les activités de l’artiste en supervisant la concession de licences, le merchandising, la synchronisation, les contenus vidéo, les supports numériques et interactifs, les directs, le sponsoring ou encore les partenariats de marques.
La détermination des compagnies de médias (et des maisons de disque) à investir Internet et sa commercialisation rapide sont en contradiction avec la vision d’un « média démocratique » où l’artiste peut réduire, voire supprimer, les barrières qui l’empêchent d’entrer sur le marché « traditionnel ». L’émergence d’une plateforme telle que SFR Live Concerts est le prolongement d’une stratégie mercantiliste qui vise à vendre des téléphones portables et non pas à développer la culture sur le territoire français. En investissant dans les salles de concerts, SFR récupère un espace non encore viabilisé par la publicité. Lorsque la société installe des bornes de démonstration de ses services dans les salles, la société inonde de publicité un public qu’elle ne pouvait pas toucher jusqu’alors. Le message est non interruptif, c’est un message divertissant et permissif qui est diffusé à un moment propice pour toucher sa « cible ».
Vers une pratique artistique virtuelle ?
Bien évidemment, nous ne tendons pas vers la disparition du concert tel que nous le connaissons. Le concert est une expérience sociale qui nécessite un rapport humain entre ses différents acteurs pour pouvoir exister. Cependant, l’émergence de telles pratiques numériques nous amène à nous interroger sur les conséquences des effets de convergence au sein des industries culturelles, qui sont symptomatiques des changements majeurs observés ces dernières années dans l’industrie du disque. Il convient aussi de se poser la question de la gestion des droits et de la reconnaissance du métier de producteur de concerts. Le producteur de concerts est le premier à prendre des risques et toute la responsabilité économique en cas d’échec du spectacle. Pourtant, il n’est que rarement le premier rémunéré par ces plateformes. Ceci est d’autant plus problématique que les entrepreneurs de spectacles ne touchent pas de droits sur l’exploitation des captations contrairement aux maisons de disques et aux producteurs audiovisuels. Dans une approche systémique plus globale, il pourrait être intéressant de s’interroger sur l’intérêt et l’apport de plateformes de diffusion de concerts pour le rayonnement artistique français sur la scène internationale. La mise en parallèle des conditions de production et de diffusion de ces flux culturels viserait à démontrer, d’une part, le déséquilibre des échanges interculturels et, d’autre part, la possibilité d’une « diversité culturelle ». L’accès distant aux concerts permettrait de promouvoir la survie des écosystèmes culturels.
[1] Elle l’est toujours en quelque sorte puisque lorsqu’on achète l’album d’un groupe en particulier ou lorsqu’on se rend en concert, on se distingue socialement.
[2] David Bowie dans le jeu vidéo The Nomad Soul (Quantic Dream / Eidos Interactive – 1999). La musique du jeu a été composée par David Bowie. Il est possible de récupérer des morceaux inédits depuis le jeu et d’assister à une série de concerts virtuels donnés par le groupe.
[3] Second Life est un monde virtuel, permettant de simuler une "seconde vie" sous la forme d'un avatar dans un univers persistant géré par ses utilisateurs.
[4] Grand Orchestre d’Ordinateurs. http://www.apo33.org
[5] 40% de part de marché et plus de 711.000 utilisateurs