Concept original, le Printemps des Cinéconcerts propose chaque année de (re)découvrir des longs-métrages oubliés des nouvelles générations sous une forme nouvelle. Projetés sur grand écran, les films sont en effet habillés de créations inédites et entièrement instrumentales composées par des groupes évoluant dans des univers et des ambiances proches des images proposées. Véritable pilier de la scène rock noise Bordelaise, plus ancienne formation encore en activité dans la région, les Sleeppers se sont confrontés à l’exercice en illustrant une classique du septième art : Dr Jekyll & Mr Hyde.
Réalisée en 1920 par John S. Robertson, cette vision muette de la nouvelle de Robert Louis Stevenson demeure l’une des adaptations les plus oppressantes de par son éclairage ainsi que le jeu habité de son acteur principal. John Barrymore livre en effet une incarnation particulièrement marquante du personnage de Hyde, l’acteur parvenant à déformer son visage à l’extrême pour retranscrire toute la laideur et le vice du double maléfique issu de la transformation du respectable Jekyll. A cette excellente mise en image d’un classique de la littérature, les musiciens de Sleeppers vont livrer un accompagnement incroyable d’intensité. L’écran occupant une position centrale, les Bordelais se sont placés de part et d’autre de ce dernier. La section rythmique est donc disposée à gauche, alors que Mamu et Raph reproduisent les partitions de guitares et les incartades électroniques depuis la droite de la scène. Un concert original pour une expérience inédite, d’autant plus que les lieux ne se destinent nullement à ce genre de prestation. L’ambiance de la Halle des Chartrons contribue pourtant à pénétrer dans l’univers si particulièer conjointement crée par le long-métrage et la musique des Sleeppers. Malgré quelques doutes d’avant-concert, l’acoustique s’avère de plus très convenable.
Malgré une assistance des plus cosmopolites, Sleeppers n’a pas dévié de ses aspirations de base afin d’écrire cette longue plage instrumentale de près d’une heure vingt. Chaque séquence du film donne donc naissance à un « morceau », les musiciens prenant soin de coller au plus près aux émotions transmises au cours du visionnage. Entre passades atmosphériques et pures débauches d’électricité transcendantes et inquiétantes, les Sleeppers ont trouvé dans la vision de Roberston un film reflétant à merveille l’aspect sombre et envoutant de leur inspirations musicales. Le groupe ne s’est cependant pas basé sur ses acquis et livre des plages riches et étonnantes, les musiciens utilisant des sonorités étranges comme les grincements des cymbales de Binz, qui viennent illustrer de manière stridente les séquences les plus tendues. Sleeppers utilise également les sons « visibles » en les intégrant dans sa participation, à l’instar d’un plan sur une ballade de piano retranscrite en musique par le groupe.
L’intensité atteint des sommets lors des transformations de Jekyll, sur lesquels Sleeppers retrouve ses envies de saturations les plus lourdes et puissantes. Déviant vers un post-rock noise qui renforce la noirceur du métrage, le quatuor impose son talent de composition en matière de morceaux apocalyptiques. Si la majorité du set reste inédit, ces envolées vers les horizons les plus sombres sont propices à l’arrivée de versions remodelées d’anciennes compositions. Sleeppers livre notamment un « Undone » (extrait de Signals From Elements) ténébreux au possible, malgré une séquence samplée trop en retrait sur le pont du morceau.
Entre chaos maitrisé et éclaircies stratosphériques, Sleeppers témoigne d’une telle maitrise de son travail que celui-ci aurait amplement mérité d’être immortalisé. Un concept déroutant mais passionnant, logiquement acclamé par une salle en ébullition, que l’on espère pouvoir revoir à l’occasion d’une éventuelle tournée. Au sein de la scène Bordelaise, Sleeppers navigue définitivement loin, très loin devant. Un souvenir impérissable, aussi bien pour les yeux que pour les oreilles.
Photos : Tfred / Page Myspace