C’est à quelques heures de leur concert parisien au Bataclan que nous avons eu la chance et l’honneur d’interviewer Jay Bentley, joyeux drille, bassiste et co-fondateur de Bad Religion, groupe culte de la scène punk-rock US depuis 30 ans. Bad Religion est à l’origine de la renaissance du Punk-Rock dans les années 90, de l’éclosion de groupes comme The Offsprings, NOFX ou Blink 182 et a marqué plusieurs générations tout en gardant l’énergie et la flamme de leurs débuts. Si Mr Bentley explique la longévité et la fraicheur du combo américain par le plaisir pris sur scène, il reste néanmoins toujours attaché aux convictions qui ont forgé le groupe et son succès.
Vous avez dit tellement de fois que vous aimiez jouer en Allemagne qu’on se demandait si vous alliez repasser par la France un jour! Pourquoi venez-vous jouer si peu ici?
Mais j’adore venir jouer ici! C’est juste que ça a été compliqué dans le passé d’avoir des dates ici. Je crois que les motifs ont été «Il n’y a pas de salle pour eux ici » ou « Les billets ne se vendent pas ». On a eu un bon tourneur ici par le passé, mais un jour on nous a dit: «Vous êtes venus jouer l’année dernière, pas besoin de revenir cette année! » (rires). Non, sérieusement, nous sommes contents d’avoir un nouvel endroit pour jouer ici. Vraiment.
Après toutes ces années, vous avez l’air toujours aussi enthousiastes et motivés sur scène, vous êtes souriants, vous bougez partout… Quelle est la recette?
Je ne sais pas. J’en ai beaucoup parlé avec les gars et pour moi, je peux être dans un état pas possible, fatigué, énervé, avant de jouer, mais à la minute où je monte sur scène et que l’on commence à jouer, je ne peux m’empêcher de sourire et de sauter partout. Je sais pas pourquoi, peut-être que je devrais arrêter! (rires)
On croirait des vrais gamins sur scène…
Mais je me sens comme un gamin sur scène! C’est une thérapie pour mon cerveau, de l’exercice pour mon corps… Je ne pourrais remplacer ça par aucune drogue ou alcool, c’est unique et rien ne m’éclatera jamais autant que ça.
Vous avez récemment dit qu’on pouvait s’attendre à quelque chose de nouveau pour le nouvel album (qui sortira en septembre prochain, nldr), mais à quel niveau?
Au niveau des paroles, les deux derniers albums abordaient beaucoup les thèmes de la politique et de l’idéologie américaine, mais aussi des déviances religieuses et de l’évolution de l’homme par rapport à la religion car Greg (Graffin) travaillait sur son doctorat et son livre à venir (Evolution Of Anarchy, qui sortira en octobre prochain, NDLR). Pour cet album, c’est fini pour Greg, il a obtenu son PhD et écrit son livre, donc on voulait passer à autre chose, et pas ressasser cent fois les mêmes idées. Cet album est plus une introspection de qui nous sommes et de la colère que nous avons en nous et que nous avions déjà à l’époque des albums Suffer, No Control et Against The Grain. On essaie de partager nos idées car on réalise qu’il y a beaucoup d’individualisme et que je suis seul à penser quelque chose, nous sommes seuls, tout le monde est seul. Je pense qu’il faut qu’on trouve un moyen de résoudre les problèmes ensemble, et d’être d’accord car plus personne ne s’accorde sur rien aujourd’hui! Même quand ils sont d’accord, ils veulent se battre!
Ça rejoint un peu l’idée exprimée dans la chanson « Won’t somebody come up with something? »…
Mais c’est vraiment ça, c’est l’idée du truc. Ça dit qu’il y a quelque chose de mieux pour le monde que ce qu’on a aujourd’hui. Vous nous avez donné plein de choses pour unifier les gens et le monde, mais ça ne marche pas! Alors est-ce que quelqu’un a une idée pour que les choses s’améliorent?
Est-ce que vous avez finalement trouvé un titre à cet album?
Non! Je viens d’en parler à Greg, je lui ai demandé ce qu’on foutait, et il m’a dit qu’il n’en savait rien! Donc je lui ai répondu: « Super, on sort un nouvel album avec des paroles dessus, mais personne ne saura de quoi ça parle! » (rires)
Vous avez décidé de travailler avec Joe Barresi, producteur d’albums de Tool, Bad Religion et Queens Of The Stones Age, entre autres, pour la partie production de cet album, qu’est ce qui vous a poussé à faire ce choix?
Une grosse partie du travail avec un producteur repose sur l’alchimie entre l’artiste et le producteur, si tu sens que tu peux vraiment avoir confiance en ses opinions et son honnêteté. Joe est l’un de ces gars. Il est toujours absolument honnête, il est très bon dans ce qu’il fait. Le style de son que l’on recherche pour les guitares et la batterie, par exemple, il prouve à chaque fois qu’il est capable de l’obtenir. Tout son matos aussi est hallucinant, et maintenant qu’il a son propre studio avec tout à l’intérieur, c’est génial. Je pense que cet album sera, au niveau du son, l’un des meilleurs que nous avons jamais fait. C’est sûr. Ça colle parfaitement avec notre envie de créer de nouvelles mélodies et de nouveaux tempos…
En 1986, tu acceptes de remonter sur scène pour une seule date après avoir quitté le groupe en 1983… 24 ans après, tu es toujours en tournée avec eux. Quelle serait ta vie aujourd’hui si tu n’avais pas accepté de remonter sur scène ce jour là?
C’est difficile à dire. A cette époque là, je travaillais dans un magasin de motos et je sortais avec la fille du patron. Donc la voie tracée était de me marier avec elle et de reprendre le magasin. En fait avant que Bad Religion ne me demande de revenir, Greg Hetson (guitariste de Bad Religion, nldr) m’a demandé si je pouvais venir faire un concert, un seul, avec les Circle Jerks. J’ai dit OK, je suis remonté sur scène avec eux et après le concert, je me suis dit que je ne voulais plus retourner travailler au magasin! Mais si Greg Hetson ne m’avait pas demandé de venir jouer avec les Circle Jerks ce jour là, c’est tout à fait possible qu’aujourd’hui je travaillerais encore au magasin de motos…
Dix ans après, Bad Religion chante la chanson « 10 in 2010 », où vous décrivez un monde peuplé de 10 milliards d’habitants en 2010 et luttant pour la survie… Nous sommes aujourd’hui en 2010, est-ce que ce monde là correspond à celui que tu avais imaginé à l’époque?
Bah déjà on a fait une erreur de 3,4 milliards! (rires) On veut recompter! Je suis sûr qu’il y a des gens planqués quelque part! (rires) Bon, en dehors de s’être un peu trompé dans les chiffres, je pense qu’on ne s’est pas trop trompé dans l’idéologie. On avait parlé de ça avec Greg à l’époque, et c’était à propos de la façon dont on voyait l’explosion démographique en Afrique et ailleurs, et leur possibilité de s’unir ou de se déchirer. Bon, il y a un truc que Greg, moi et beaucoup de personnes n’avaient pas prévu, c’est ce qui s’est passé au moyen-orient, cette fièvre religieuse qui veut faire revenir un continent entier au 15ème siècle, où le progrès est réduit à néant parce que la religion n’en veut pas. Ils ne veulent pas de foot à la télé, pas de filles à l’école, pas que les gens puissent vivre leurs vies… ils veulent que les gens vivent dans une cave! Dans la chanson, on parlait surtout de la lutte entre les gens pour avoir de l’eau, et ça c’est bien le cas en Afrique aujourd’hui.
En 2008, tu as choisis de soutenir Barack Obama dans la campagne présidentielle américaine. Es-tu satisfait de la façon dont il gère le pays ou un peu déçu?
Il est meilleur que Mac Cain et Palin, ça c’est sûr! Je ne suis pas déçu, c’est juste que comme j’ai toujours dit, si tu es un politicien c’est que tu es un putain de menteur! Peu importe le parti auquel tu appartiens, tu es un menteur. Après tu peux être un peu plus ou un peu moins menteur que les autres! Si je suis déçu? Je le suis, forcément, même si je ne suis pas tombé pour la « cool-attitude » d’Obama, j’étais plein d’espoir. J’ai vraiment pensé: « Maybe he can »! Je pense qu’on ne doit pas le blâmer car c’est comme ça que ça se passe: quand tu es élu, que tu bouges à Washington DC, ceux qui sont en place te disent « Assied-toi, voilà comment ça se passe. » Rien de ce que tu dis ou ce que tu penses ne va changer ça. Tu fais partie du système. Ça en revient au fait de se sentir seul. Est-ce que le gouvernement t’aide? Est-ce qu’il aide quelqu’un? Pas vraiment. Le gouvernement agit pour son propre intérêt. Et je sais que ce n’est pas mieux ici. Les temps changent et nous voyons de plus en plus de gens adhérer à des idées d’extrême-droite parce qu’ils ont peur. L’autre jour je me suis engueulé avec un conservateur, contre l’immigration, contre la sécurité sociale, contre Medi-Care, et je lui ai dit: « T’es un vrai Taliban en fait! Tu veux que l’Amérique revienne aux années 1940! » Mais on est en 2010, bordel! Nous pourrions délivrer un message au monde, mais tout ce qu’on délivre, c’est de la colère… C’est dommage.
Revenons un peu à la musique. L’une des choses qui caractérise le plus le son de Bad Religion, c’est l’utilisation d’harmonies à trois voix, de chœurs et de mélodies profondes, ce que vous appelez les « Oozzin’Aahs », peux-tu nous dire d’où cela vient?
C’est l’une des chose que les gens ne comprennent pas sur ce groupe. Quand nous avons commencé, nous avions 15 ans et des influences telles que Black Flag, The Germs, The Clash, The Ramones, The UK Subs, Blondie… mais aussi beaucoup de choses plus « musicales », ce qui allait un peu à l’encontre de ce que le punk était à cette époque. On voulait faire quelque chose de différent, de plus lyrique. Mais sur scène à l’époque, c’était sacrément le bordel entre les slams, les pogos et les gens qui prenaient carrément ton micro et gueulaient dedans… on se disait que c’était impossible de faire des chœurs. Jusqu’à ce qu’on voit jouer The Adolescents. Ils faisaient des chœurs à trois voix et ils était fantastiques, carrément géniaux, et ils ont été une énorme influence pour nous. On savait alors qu’on pouvait le faire.
Vous avez sorti 14 albums studio. Est-ce qu’il y en a un que vous préférez ou une époque par rapport à une autre?
(il hésite) Non pas vraiment. Je ne suis pas à l’aise avec The New America et No Substance. Je suis en phase avec tous nos albums sauf ces deux là. Tous les albums que nous avons fait avaient un fil directeur ou une raison d’être, sauf ces deux là que nous avons fait par obligation contractuelle, parce qu’il fallait que nous les fassions. Pour No Substance, on est entré en studio sans une seul chanson d’écrite. Je peux les écouter et dire objectivement: ils sont OK, meilleurs que la majeure partie des trucs que j’écoute, mais comparé au reste du catalogue de Bad Religion, il leur manque quelque chose. J’en ai parlé avec les autres et je leur ai dit qu’on devrait peut-être recommencer à les inclure à nos setlists, car on les a ignorés depuis des années et il y a beaucoup de gens qui aiment ces chansons. Je ne veux pas blesser ces gens et leur dire qu’ils sont débiles de les aimer, ce n’est pas ce que je veux dire. Ils ont le droit de les aimer. Peut-être qu’il est temps pour nous de les jouer à nouveau. C’était un moment de notre carrière, une période. C’est notre période bleue. (rires)
Brooks Wackermann (batteur et ex-Suicidal Tendencies) est dans le groupe depuis 2002 et on a l’impression qu’il en a toujours fait partie tellement ça a l’air de bien fonctionner entre vous. Brett Gurewitz (fondateur de Bad Religion et du label Epitaph) est aussi revenu à cette période. Est-ce que vous avez trouvé le line up parfait?
Je le pense. Brooks est tellement bon que c’en est flippant. Techniquement, les trois derniers albums ont sûrement été les meilleurs que nous avons fait et c’est en partie grâce à lui. Parfois, ce n’est pas important d’être bon techniquement, il suffit juste d’avoir la passion. Mais cela dit, je pense que si cet album est bon techniquement, c’est parce qu’on ne peut pas empêcher Brooks d’être énorme à la batterie. Les guitares, quant à elles, seront moins parfaites techniquement mais plus émotionnelles. On ne cherche jamais à faire le solo le plus rapide, par exemple, on cherche seulement le bon feeling. C’est la même chose pour moi à la basse. Je n’ai jamais pris de cours de basse, je n’ai pas la moindre idée de ce que je fais (sic). Je sais juste si ça sonne ou non. 80% du temps c’est correct techniquement et les 20% restant, j’en suis pas loin (il éclate de rire).
Est-ce que tu ressens, personnellement ou en tant que membre de Bad Religion, la peur du temps qui passe, la Chronophobie? (Chronophobia est un titre d’une chanson du dernier album, NDLR)
Non je ne le ressens pas. Je pense que le seul moment où j’y pense c’est que parfois je me sens physiquement fatigué. Je fais toujours du skate, j’en ai toujours fait et l’une des choses que j’ai remarqué, c’est que maintenant quand je tombe, ça fait mal pendant longtemps. J’ai skaté toute ma vie et avant quand je tombais, je m’en foutais et je repartais. Maintenant quand je tombe sur l’épaule, six mois après je me dis: « Merde, j’ai encore mal! ».Alors je rentre et je me dis que j’ai vieillit. Mais mentalement pas du tout. Parfois je me dis que je suis un idiot parce que je bouge partout comme un gamin et je réalise que j’ai 46 ans et deux gosses de 16 et 17 ans qui ne sont même plus des gosses mais de jeunes adultes. Je traverse ces phases ou j’ai des comportements puérils et ces autres phases de réalité ou je me dis que je ne suis plus un gosse. Ce n’est pas de l’irresponsabilité mais plutôt un truc du genre « tu as l’âge que tu as dans la tête ».
Pour terminer, est-ce que, malgré tout ce que vous avez pu réaliser avec Bad Religion, il y a encore des choses que tu rêverais de faire?
Oui, mais ces choses sont révolues pour la plupart. J’aurais aimé jouer avec The Clash, mais ça n’arrivera pas. Il y a beaucoup d’endroits où j’aimerais aller, mais je ne sais pas si c’est pour y aller avec Bad Religion ou pour visiter. Comme Paris. J’y reviendrais un jour avec ma copine juste pour faire du tourisme. Tu sais quand tu es en tournée, tu ne vois pas grand chose. On est arrivé ce matin à 11h et on repart ce soir à 23h. Si je n’étais pas sorti du bus pour aller me promener au Louvre avec Graffin, les gens m’auraient demandé comment c’était Paris, et j’aurais répondu: « J’en sais rien car j’ai rien vu! » (rires). Quant à la question que tu me poses au sujet des choses que j’aimerais faire, c’est plus des trucs en dehors du groupe. Pour le groupe, on va sortir cet album, et aussi longtemps que l’on prendra du plaisir et que l’on s’amusera tout en restant pertinents, on continuera. Dans un groupe, la seul chose que tu as envie de faire, c’est celle qui vient.
Merci à Jay Bentley pour son temps, son humour et son accueil très chaleureux.
Merci à Gerard Drouot Production qui nous ont permis de réaliser cette interview.
Interview réalisée et traduite par Julien Peschaux.